Lettre posthume de Marie-Claude Tadros Giguère (1936-2025)
À la Maison Michel-Sarrazin, le 23 août 2025, à l’âge de 89 ans et 6 mois, est décédée madame Marie-Claude Tadros, épouse de feu monsieur Luc Giguère, fille de feu madame Paulette Roch et de feu monsieur Michel Tadros. Native de Jaffa en Palestine, elle demeurait à Québec.
Marie-Claude a été une consœur et amie importante pour nous dans le Collectif de Québec pour la paix (jadis nommé Coalition Québec-Palestine) pendant plus de 15 années.
[ Avis de décès et site pour laisser vos messages de sympathie ]
Une voix qui s'éteint : celle de la Palestine que j’ai connue
Faut-il vraiment mourir pour exister ?
Je n’aurais jamais cru quitter ce monde au moment où mon pays d’adoption allait enfin reconnaître mon foyer d’origine. Mais voilà qu’une violente tumeur met fin à mes jours. Je termine ma vie alitée, amaigrie et sans force, sordide coïncidence avec l’agonie de mon peuple.
Je ne serai plus des vôtres quand la prochaine Assemblée générale des Nations Unies s’ouvrira. Tout l’Occident, à part les États-Unis, se joindra alors aux 148 pays qui ont déjà reconnu la justesse de notre projet national. Avant que le premier ministre Carney ne fasse sa déclaration à l’ONU, je tenais à partager avec vous l’étonnante saga qui m’a menée jusqu’ici, chez vous, et qui reflète bien les soubresauts perpétuels qui secouent le Proche-Orient depuis le début du siècle dernier. Car c’est ici que j’ai entrepris mon combat en 1969, peu après mon arrivée, pour faire reconnaître le droit des Palestiniens à leur foyer. À l’heure de l’effroyable carnage de Gaza déjà décimé par la famine et du spectaculaire projet de colonisation « E1 » que vient d’approuver la Knesset, le rêve de deux États, palestinien et israélien, s’est envolé en fumée. Alors dites-moi : de simples proclamations sur la Palestine suffisent-elles pour changer le cours de l’histoire et dicter la paix ? Ou servent-elles plutôt d’exutoire pour se dédouaner de 77 années d’indifférence ?
Voici ce qu’aurait pu devenir la Palestine au sortir de la Première Guerre mondiale, sur les promesses de Lawrence d’Arabie : un peuple libéré des empires ottoman et britannique, où Juifs et Arabes auraient pu créer un pays cosmopolite, où coulent le lait et le miel qui caractérisaient toute la côte levantine.
Je suis née en 1936 dans le quartier d’Al-Ajami, à Jaffa, à dix minutes au sud de Tel- Aviv. C’est là que mon grand-père maternel, Alfred Roch, un Palestinien diplômé en génie agricole en France, avait aménagé une orangeraie. Du port de Jaffa, il exportait ses savoureuses oranges vers l’Europe à bord des navires danois de la Maersk. Ce furent d’ailleurs les émissaires de cette entreprise qui m’accueillirent plus tard à Montréal.
Alfred avait épousé Olinda Baldensperger, ma précieuse grand-mère, à qui j’aimais me confier durant mon adolescence. Née elle aussi à Jaffa, elle descendait d’une famille alsacienne installée en Palestine dès 1848. C’est de cette lignée que me vient mon prénom francophone, qui suscite souvent l’étonnement. Rien de très arabe, direz-vous, pourtant, je parlais et lisais couramment le mashriqi ʿammiya, ce dialecte arabe qui rrrroule les ‘r’ typiques de toute la région.
Il y a près d’un siècle, mon grand-père Alfred participa aux premières négociations palestiniennes avec les Britanniques. Après avoir été conseiller municipal à Jaffa, il rejoignit la Révolte arabe contre l’Empire ottoman en 1916. Mal lui en prit : il fut exilé en Anatolie avant de pouvoir revenir à son orangeraie, puis se faire élire au premier Congrès national palestinien de Jérusalem en 1928. Mais rien n’y fit. Les dés étaient pipés : les Britanniques avaient pris parti pour un foyer national juif avant même de prendre le relais colonial ottoman, sans considération pour le peuple qui y vivait.
Mon autre grand-mère, Sofia Feinberg, était née la même année qu’Alfred Roch, en 1882. Elle venait d’une famille juive d’Odessa qui avait fui les persécutions en Russie. Elle fit ainsi partie de la première grande vague d’immigration juive, ou aliyah, en Palestine. Avant la Première Guerre mondiale, Sofia fit la rencontre de mon grand-père, Théodore Tadros, un Grec orthodoxe de Jérusalem. Et comme leurs deux familles renièrent la mixité de leur mariage, Théodore et Sofia durent s’exiler en Égypte, où Sofia se convertit au christianisme.
J’étais une drôle de Sémite, un reflet du méli-mélo culturel et religieux du Levant d’alors. Car on oublie souvent que les Palestiniens sont autant sémites que les Juifs sépharades d’Israël, davantage même que les Ashkénazes venus d’Europe, qui sont devenus l’élite dirigeante du jeune État juif. D’où l’ironie de nous faire accuser d’être antisémites lorsqu’on critique Israël.
Mon père Michel, qui avait grandi en Égypte, est revenu en Palestine où il devint dentiste. C’est là qu’il a rencontré ma mère, Paulette Roch. J’achevais une enfance paisible, entourée de trois de mes jeunes frères (un quatrième naîtra à Amman), dans les odeurs de l’orangeraie, lorsque tout chavira en 1948. J’avais douze ans. Sept cent mille d’entre nous durent fuir le pays sous les tirs israéliens. Ce jour funeste devint Al- Nakba, « la catastrophe », un exode sans retour possible.
Mon père nous a alors conduits en urgence à Amman, en Transjordanie, tandis que mon grand-père Tadros organisait notre établissement à Alexandrie. C’est là que j’ai poursuivi mes études, avant de prendre la route vers Montréal en 1965.
J’y ai rencontré mon mari, Luc Giguère, un économiste au siège du Mouvement Desjardins à Lévis. Avec lui, je découvre le Québec, son histoire et sa culture. Je connaissais déjà Félix Leclerc, que j’écoutais en boucle sur notre gramophone familial en Égypte. Entrainée par mon mari, j’ai également plongé dans la politique québécoise. Et c’est lors d’une assemblée du Mouvement Souveraineté-Association en 1968 que j’ai tendu la main à René Lévesque et me suis présentée comme Palestinienne. Le dialogue s’est ouvert. Plus tard, avec Michel Chartrand, il témoignera de son appui à la création d’un État palestinien au congrès de la Fédération canado-arabe à Montréal. Tous deux prendront aussi part, avec moi, à une table ronde à l’Université Laval.
En 1969, j’ai participé avec un groupe d’universitaires de Montréal à la première grande semaine d’information sur la Palestine, qui en dura deux finalement. Des conférences furent présentées dans les cégeps naissants, les universités et les assemblées syndicales ici et là au Québec. Ce fut l’éclosion d’un mouvement d’information durable qui distingua le Québec du reste du pays. Quand le Parti québécois devint membre observateur de l’Internationale socialiste après son élection en 1976, l’Organisation de libération de la Palestine fit de même et délégua un représentant à son congrès.
Au même moment, j’aidais nombre de journalistes, dont Pierre Nadeau et Clément Trudel, à se familiariser avec la cause palestinienne. J’accompagnais en Cisjordanie des délégations comme celle dont faisait partie, en 1986, le président de la CSN Gérald Larose, accompagné du comédien Daniel Gadoua, de Michel Duchesne du cégep Montmorency et de la grande Monique Fitz-Bach, alors membre du Bureau national de la Centrale de l’enseignement du Québec.
En 1972, nous avons créé le Comité Québec-Palestine. Mais ce n’était pas sans risques, ni aberration. Les locaux de la Fédération canado-arabe furent truffés de micros de la GRC, tandis que la police fédérale dépêchait un agent pour me mettre en garde contre tout « acte délictueux » lors de la visite de Jean-Paul II à Québec, en 1984.
À Ottawa, j’ai rencontré plusieurs députés et ministres, y compris Mitchell Sharp, qui dirigea plusieurs ministères. Peine perdue. Malgré toutes ses opérations de paix et l’envoi de casques bleus à travers le monde, le Canada s’est contenté de contribuer à l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA), un organisme que les Israéliens viennent de bannir tant à Gaza qu’en Cisjordanie.
Avant de fermer les yeux, je ne demande qu’une faveur aux Québécois, mes alliés, mes amis : celle de poursuivre leurs revendications pour une justice pleine et entière au Proche-Orient, et pour la reconnaissance d’un foyer pour le peuple palestinien.
Reste à savoir si pareil projet paraît plus réalisable aujourd’hui que celui d’un État laïc, binational, regroupant Juifs et Palestiniens, qui marquerait enfin l’histoire de l’humanité.
- Marie Claude Tadros Giguère
Québec 2025
Voir aussi : Être Palestinienne, son discours prononcé à Québec (Place d’Youville) samedi le 10 janvier 2009 lors d'une manifestation d’urgence pour Gaza.